Dóra Hargitai : La Visite

2024.04.02.
Dóra Hargitai : La Visite

Dóra Hargitai est l'autrice d'un pastiche d'un extrait du roman : de la Houssaye SidoniePouponne et Balthazar (première publication : 1888). Son texte examine et analyse avec humour les décalages entre les gens de la ville et gens de la campagne. Profitez bien de votre lecture !

La Visite

Ce matin-là, comme tous les autres matins, Ernesto prit le chemin Champfleury, longeant toute la vallée depuis le village. Il portait sa vareuse, ses gants, son chapeau dont le voile transparent descendait jusqu’à ses épaules. Son enfumoir exhalait de petites bouffées, encore un peu ensommeillés, qui disparaissait aussitôt derrière lui. Il fredonnait avec nostalgie la mélodie familière que sa sœur lui avait chantée jadis, chaque soir, avant leur fuite de Catalunya.

A Aragó hi ha una dama
Que és bonica com el sol
Té la cabellera rossa
Li arriba fins als talons
Ai amorosa Anna Maria
Robadora de l'amor
Ai de l'amor
1

Entre deux strophes, il aperçut un jeune crapaud, un peu perplexe au milieu du chemin.

- Oye ! Monne paubrais ! Quais fais-tout îci ?2 s’écria-t-il.

Il prit la bête dans sa main et la déposa gentiment dans la haie.

- Tiennes, là ! Meilleurais, eh ?!3

Il continua sa marche, fredonnait jovialement, pendouillant son enfumoir sur son côté.

La chaleur de l’aube traversait déjà le feuillage dense et verdoyant des châtaignes, lorsqu’enfin, Ernesto arriva à la ferme des Parisiens. Cela faisait à peine trois mois que Mme et M. Dubois, issus de la haute bourgeoisie et fort inspirés par la fraîcheur de l’air méridional, s’étaient installés à quelques kilomètres de Tour-St-Esprit. Naturellement, étant le grand Dieu des apiculteurs de la région, Ernesto s’était chargé des abeilles des nouveaux arrivants, moitié par curiosité, moitié par méfiance.

Il y entra sous le portail, cherchant les propriétaires tout autour. Il ne devait pas les chercher trop longtemps, deux petits points apparurent sur l’horizon.

- Coucou ! Le discernes-tu, mon bien-aimé ? Il s’agirait irréfutablement de Señor Arnaud… Pardon, Ernaud… qui nous rend visite à cette heure matinale de mi-juillet.

Ernesto, n’ayant même pas le temps à ouvrir sa bouche, encore moins souligner qu’il ne s’appelait ni Arnaud, ni Ernaud, était tout à coup pris dans les bras de M. Dubois.

- Señor Arnaud ! Veuillez nous joindre pour partager un verre…
- Mais Monnesieurais4
- Nous possédons un Montrachet
- Lliais beau boire5
- Oui, justement ! Nous allons en boire !
- Lais routchais, Monnesieurais6
- Ne veuillez pas vous occuper des routchais, Señor Arnaud, nous aurons largement l’occasion de les scruter ultérieurement.
- Mais…

Impuissant, Ernesto décida de suivre les deux Parisiens jusqu’à la véranda, espérant que ce détour lui permettrait d’observer les abeilles. En effet, quoique de loin, il ne pouvait que très bien évaluer l’état dans lequel les ruches se trouvaient. Elles paraissaient presque désertes, seulement quelques butineuses volaient paresseusement et de manière désorientée autour les constructions en bois.

- Khmm… racla-t-il sa gorge. Commenne bont boss’abeillais, Monnesieurais7 ?
- Pardon ? Veuillez répéter, Señor Arnaud ? demanda M. Dubois, quasiment s’étouffant de la première gorgée du Montrachet.
- Boss’abeillais, Monnesieurais.
- Ah ! Nos abeilles ? Bien ! Bien ! Excellent ! Elles se portent à merveille !

Imperceptiblement, Ernesto haussa un sourcil, plutôt étonné par ce changement soudain quant à attitude du Parisien.

- Bienne… Je bois8… répondit-il avec un ton légèrement sceptique.
- Ah, buvez, buvez ! Je vous en prie !

Réfléchissant, Ernesto se décida à gouter un peu du fameux Montrachet.

- Et du miellais ? En font-elles ? demanda-t-il enfin, juste avant que le liquide doré touche ses lèvres.
- Du miel ? Ah, ben beaucoup trop ! Des hectolitres ! Nous n’en sortons même pas !

L’apiculteur approcha son verre de nouveau de sa bouche, sans dire un mot. Cependant, au bout de quelques minutes, entrecoupant la contemplation du paysage et du soleil levant, il se tourna encore une fois vers M. Dubois.

- Dittais-moi, Monnesieurais9

Mais à peine ces propos prononcés, M. Dubois, d’un second à l’autre, éclata avec une telle véhémence que Mme Dubois poussa un cri aigu tout en faisant briser la bouteille de Montrachet sur le carrelage.

- V’là q’j’en ai ras l’bol Arnaud ! Ou Ernaud ! Ou f’tez-moi l’paix d’votr’ nom !
- Georges ! Ton langage !
- V’là q’lé zabeilles ç’va pas ! L’voyez, hein ?!
- Georges ?!

Ernesto semblait tout aussi stupéfait que la femme capricieuse dans leur compagnie. Il se ressaisit pourtant pour répliquer aux coups.

- Eh ! Eh ! Bous bous calmez, Monnesieurais ! Est-sais ma fauttais quais bous perdez less’abeillais ?! Oye ! Quais bous bainaz îci commais les roi et la reinnais, chichis Parigots quais bouss’êtais, sabez mêmais pas si le cielais est bleau ou less’ierbais sont bertais10 !
- V’parlez, vous ?! Z’ouvrez l’gueule, ‘comprend m’pas q’c’est l’français ! Voir ou boire, ç’vou’zest égal ! V’parlez pir’q’n vach’espagnole !
- Parlez ! Parlez ! Bous ne sabez que fairais ça ! Nous berrons qui sourbibra l’hiber sanss’abeillais, sans miellais, sans Montrachet ! El que ríe el último, ríe mejor11 !

Dieu sait ce que M. Dubois aurait répondu, si, le moment suivant, n’avait pas apparu en bas de la terrasse, la voisine Mme Dubreuil, avec un grand sourire sur le visage.

- Bonjour ! Comment allons-nous ce matin ?

 


1 Il y a une dame en Aragon
Qu'elle est belle comme le soleil
Il a les cheveux blonds
Ça atteint ses talons
Oh, j'aime Anna Maria
Voleur d'amour
Oh chérie...

2 Ah ! Mon pauvre ! Que fais-tu ici ?
3 Tiens, là ! Mieux, non ?!
4 Mais Monsieur…
5 Je veux voir…
6 Les ruches, Monsieur…
7 Comment vont vos abeilles, Monsieur ?
8 Bien… Je vois…
9 Dites-moi, Monsieur…
10 Eh ! Eh ! Vous vous calmez, Monsieur ! Est-ce ma faute que vous perdez les abeilles ?! Ah ! Que vous venez ici comme le roi et la reine, chichis Parigots que vous êtes, vous ne savez même pas si le ciel est bleu ou les herbes sont vertes !
11 Parlez ! Parlez ! Vous ne savez que faire ça ! Nous verrons ce qui survivra à l’hiver sans abeilles, sans miel, sans Montrachet ! Rira bien qui rira le dernier !