Entretien avec Koffi Kwahulé
par Stéphane CARLIER
Entretien avec Koffi Kwahulé
•par Stéphane CARLIER, Université Eötvös Loránd (Budapest)•
Fin mai 2023, Koffi Kwahulé était présent à Budapest pendant une semaine, à l’invitation du metteur en scène Yazid Lakhouache et de l’Institut français de Budapest. Il a rencontré divers publics, tant scolaire que professionnels du théâtre, a participé à des ateliers et a assisté à la mise en scène d’extraits de quelques-unes de ses pièces par des troupes de lycéens.
Cette interview de Koffi Kwahulé a été réalisée dans l’auditorium de l’Institut français de Budapest, en public, le mercredi 25 mai 2022, de 18h30 à 20h15. La discussion a été menée par Stéphane Carlier, agent de liaison académique et culturelle (Wallonie-Bruxelles International) et enseignant en littératures francophones à l’université Eötvös Loránd (ELTE) de Budapest.
Stéphane Carlier (SC)
Bonsoir à toutes et à tous.
Homme de théâtre, romancier, nouvelliste, traduit en de très nombreuses langues et joué partout dans le monde, vous êtes peut-être également une exception culturelle, vous êtes en effet l’un des rares, sinon le seul auteur ivoirien joué hors du continent africain. Koffi Kwahulé, bonsoir. Nous serons avec vous pendant un peu plus d’une heure pour découvrir votre œuvre, pour donner envie à notre public de vous lire, de se plonger dans vos pièces au verbe fort et éclatant, dans la conscience diasporique – nous y reviendrons – qui traverse toute votre œuvre. Nous aurons également l’immense plaisir d’entendre votre « voix littéraire » grâce à plusieurs lectures qui viendront émailler cette rencontre. Ces lectures seront données par les étudiants du département d’études françaises de l’université ELTE de Budapest et nous les remercions d’ores et déjà. Le public aura bien sûr la possibilité de vous interroger à la fin de notre échange. Koffi Kwahulé, merci d’être présent en Hongrie et d’avoir accepté cette rencontre avec le public hongrois. Ce n’est pas la première fois que vous venez en Hongrie, ce pays ne vous est pas tout à fait inconnu, je crois…
Koffi Kwahulé (KK)
Non, c’est la 4e fois, je crois, que c’est le pays dans lequel je me suis rendu le plus après les États-Unis et la Belgique, je viens donc souvent ici et c’est à chaque fois avec beaucoup de bonheur.
SC
Vous êtes né en Côte d’Ivoire en 1956 – pardon de dévoiler votre âge – à Abengourou qui est une ville à l’est de la Côte d’Ivoire, à la frontière avec le Ghana, à 200 km d’Abidjan. Après le divorce de vos parents, vous partez jeune encore pour une autre ville, plus au sud, à Agboville. Vous retournez ensuite vivre auprès de votre père ; vous appartenez à l’ethnie baoulé qui est l’ethnie majoritaire en Côte d’Ivoire et votre langue maternelle est le baoulé. Vous êtes l’auteur d’une trentaine de pièces traduites dans plusieurs langues, de 3 romans. Vous avez reçu le Grand Prix de la littérature dramatique en 2017 et le prix Bernard Marie Koltès en 2018 Pour l’odeur des arbres et le Grand Prix Ahmadou Kourouma pour Babyface, votre premier roman qui date de 2006. Pour l’ensemble de votre œuvre, vous recevez également le prix Edouard Glissant en 2013 et en 2015 le prix Mokanda. Vous avez été formé à l’Institut national des arts d’Abidjan et, à l’âge de 23 ans, en 1979, vous arrivez en France ; vous avez étudié à l’école de la rue Blanche à l’ENSATT, l’école nationale supérieure des arts et des techniques du théâtre. Ensuite, vous irez à l’Université Paris 3 Sorbonne nouvelle où vous allez entamer un doctorat en études théâtrales sur le théâtre ivoirien… Alors deux premières questions pour ouvrir cet échange ; premièrement, est-ce que j’ai oublié quelque chose d’important dans cette biographie très sommaire…
Koffi Kwahulé
Non non, c’est complet, l’essentiel est bien là.
SC
Ensuite, je voulais savoir si on peut en savoir un peu plus sur vos origines : d’où nous parlez-vous, Koffi Kwahulé ?
Koffi Kwahulé
Vous en avez parlé ! Je suis originaire de Côte d’Ivoire, de l’ethnie baoulé. Je suis d’une famille animiste, je crois que cela est important à signaler. Mon père comme ma mère n’ont pas été à l’école, ils ne savaient ni lire ni écrire. Tous mes frères et sœurs sont allés à l’école. Vous avez dit l’essentiel, mais là, j’ai parlé de ma famille pour quand même un peu me situer. Et j’ai commencé l’école chez les prêtres, je crois que cela aussi est important. Parce qu’on parle souvent du jazz, mais la Bible a beaucoup de place dans mon travail ; cela ne veut pas dire que je suis croyant ou incroyant, ou je ne sais pas quoi, non, mais la Bible, je la considère comme le plus grand livre littéraire. Et c’est aussi important pour moi que le jazz.
SC
On y reviendra à ces questions de la Bible et du jazz dans quelques instants. Mais je crois que votre enfance a été nourrie, plus que de littérature (comme vous l’avez dit, il n’y avait pas de livres chez vos parents), de cinéma, en particulier de péplums américains et de westerns. Vous vouliez même faire du cinéma plutôt que faire du théâtre. Vous avez fait du théâtre parce que la section de cinéma a été supprimée au moment où vous avez commencé vos études, n’est-ce pas ? Ne seriez-vous pas arrivé par hasard au théâtre ? Ne seriez-vous pas plutôt un acteur ou un réalisateur contrarié ? Ou, au contraire, y a-t-il quelque chose en vous qui vous a quand même mené naturellement vers cette forme artistique?
KK
Au début, c’est vrai, je voulais faire du cinéma, et c’est pour cette raison que je suis rentré à l’Institut National des Arts d’Abidjan. Mais en effet, la Côte d’Ivoire s’est rendu compte que le cinéma n’était pas qu’une opération artistique, c’est aussi, et surtout, une industrie. Et que la Côte d’Ivoire n’avait pas encore les moyens de mettre en place une telle industrie. Aussi l’école de cinéma a-t-elle été suspendue. Et c’est ainsi que, pour ne pas revenir bredouille chez moi, j’ai présenté le concours de l’école de théâtre. J’ai eu la chance d’y entrer et c’est à ce moment que j’ai découvert que ce que je désirais vraiment faire c’était le théâtre. Mais quand on est petit, qu’on va tout le temps au cinéma, on ne pense qu’au cinéma. D’autant que le théâtre n’était pas très fréquent à Abengourou, la ville où je suis né. Bref, en rentrant à l’école de théâtre, je me suis rendu compte que oui, c’est ce que je voulais faire, du théâtre, un art qui, contrairement au cinéma, ne repose que sur du vivant. Il suffit de réunir des personnes et, même sans moyen, on peut faire du théâtre. Et ce rapport à l’humain, pas au sens moral du terme, mais le fait que le théâtre ne dépende que de l’humain, et aussi par rapport à l’organisation de ma personnalité, je me suis dit que c’est ce que j’avais envie de faire. L’écriture, quant à elle, a surgi plus tard, mais à cette époque-là, je voulais juste m’impliquer dans quelque chose qui ne nécessite pas grand-chose.
SC
Je vais vous poser à présent des questions qui vont peut-être vous irriter – qui sont du genre à irriter un Denis Laferrière en tout cas – : la question de l’identité, qui demeure une antienne tellement franco-centrée qu’on a dû vous la poser un nombre incalculable de fois… Cependant, tout votre théâtre, vos trois romans également, ne cessent de traiter, de questionner cette notion de l’identité… À 23 ans, arrivée en France, à un âge où on est déjà formé, où « on est un homme accompli », la culture, les sensations, l’espace et le temps sont ceux de nos années de jeunesse et de formation… Par ailleurs, vous avez je crois la nationalité française, vous êtes citoyen français, alors, comme l’écrit Virginie Soubrier dans un article – dans ce très bel ouvrage de 2019 publié aux éditions Garnier, qui vous est entièrement consacré -, vous êtes français mais vous paraissez, à cause de la couleur de peau comme un exilé. « Vous êtes français et vous avez fait l’expérience de la peau comme frontière » (Virginie Soubrier). Ma question est la suivante : doit-on vous considérer comme un auteur d’Afrique noire ou êtes-vous un auteur français ou… autre chose encore ?
KK
Je suis un peu tout cela, en fait. Mais pour couper court, j’ai décidé de dire que je suis un écrivain ivoirien. Après tout c’est ce que je suis, même si ce que j’écris n’apparaît pas d’emblée comme ivoirien ou africain. C’est l’imaginaire ivoirien qui m’a structuré jusqu’à mes 23 ans, avant que je ne vienne en Europe. C’est toujours cet imaginaire ivoirien qui se déploie, d’une tout autre manière. Ce qui pose aussi la question de l’identité, parce que les gens qui découvrent mes textes se disent, mais en quoi il est ivoirien ou africain. J’ai l’impression que celui qui pose la question sait déjà ce qu’est un Africain ou un Ivoirien. Il se trouve que moi qui suis Ivoirien j’ignore ce que c’est. Je crois que c’est un rapport un peu figé à l’identité, et j’ai le sentiment qu’on aborde l’identité comme un modèle un peu figé ou une espèce de totem auquel on doit se référer de temps en temps lorsqu’on se sent dans une impasse. Or l’identité telle que je la conçois n’est pas une chose arrêtée, n’est pas une chose finie. Peut-être qu’on pourra parler de mon identité le jour où je serai mort, mais tant que je suis vivant, ne serait-ce qu’en l’espace d’une seule seconde, je peux remettre en question tout ce qui est supposé être mon identité. Mon identité est faite de Côte d’Ivoire, de France… Le français est la seule langue que je parle, peut-être mal, mais je n’ai que ça, c’est par conséquent fortement mon identité aussi. Mon identité, c’est la musique de jazz, ce sont les États-Unis, c’est tout cela qui me structure. Évidemment, les fondations, le soubassement, tout cela est ivoirien, mais je ne me revendique pas forcément ivoirien. Je me sens comme quelqu’un qui vit et qui traverse. Je me sens comme un voyage. Voilà, je me sens comme un voyage.
SC
Sur ces questions d’appartenance, et d’appartenance à des champs littéraires, mais de voyage aussi, je songe à ce célèbre manifeste de mars 2007, le manifeste des 44, « Pour une littérature-monde en français ». Le « monde revient », affirmait le manifeste. On s’ouvrirait à l’altérité, on retrouverait « l’envie de goûter à la poussière des routes ». Mais ce texte a été fortement critiqué et a cherché à se débarrasser – sans aucun succès – des termes francophonie/francophone. Est-ce qu’être considéré comme un auteur francophone vous hérisse le poil également ?
KK
Je comprends que les gens disent cela. Ce qui peut être embarrassant dans ce terme, c’est que dans la littérature francophone, on met les Belges, les Ivoiriens, les Gabonais, les Québécois, les Suisses et enfin, et je ne vois pas le rapport entre la littérature ivoirienne, par exemple, et la littérature québécoise. La seule chose qui les unit, c’est la langue française. Mais au niveau de leur déploiement, de leurs caractéristiques, ce sont des littératures très éloignées les unes des autres. Et pourtant on les met ensemble. Et je ne comprends pas pourquoi on mettrait tout cela ensemble d’autant que dans cet ensemble il n’y a pas la France à qui revient quand même la responsabilité ontologique de la francophonie, c’est-à-dire que, quelque part, tous ces pays bossent sur la langue française, qui est tout de même la langue de la France, et, comme par hasard, c’est la France qui est en dehors, c’est cela qui me semblait un peu bizarre. Qu’on m’appelle francophone, écrivain francophone, ça je l’entends, cependant la francophonie, je l’ai toujours considérée comme un espace politique dans lequel un pays comme la Côte d’Ivoire peut puiser sa force, mais sur le plan littéraire, je ne sais pas comment une littérature peut se déployer sans langue, car la francophonie ce n’est pas une langue, mais un concept politique. Le terme francophone disqualifie d’emblée tout un pan de la littérature de langue française aux yeux du monde. Une littérature de seconde main. Ce sont toutes ces questions que le manifeste a voulu proposer. Ce n’est pas un manifeste, contrairement à ce qu’on a cru, contre la francophonie. Moi, je suis très heureux d’être un francophone, de partager la langue française avec des gens dans le monde. Et d’appartenir à cette famille. Mais en tant qu’écrivain, je ne me suis jamais senti francophone ; quand j’écris, je ne suis pas francophone. Peut-être même que je me sens plus écrivain parisien qu’écrivain ivoirien, tout simplement parce que c’est à Paris que je vis depuis le plus de temps, que les personnes que je côtoie tous les jours, que ce soit dans le métro, au travail, n’importe où, ce sont des gens qui vivent à Paris, qu’ils soient Français, Blancs, Noirs, Jaunes. Ce sont des Parisiens, donc quelque part, ce que j’écris, même si je ne l’écris pas pour eux, je l’écris par rapport à cette espèce de vibration parisienne. Mais la francophonie… cela dit, aujourd’hui, on commence quand même à penser que la définition qu’on avait de la francophonie, qui était finalement un espace géographique d’où la France s’excluait, commence à changer. Le livre que vous avez cité, qui est publié chez Classiques Garnier est consacré aux écrivains de langue française, mais on peut lire en bas sur la couverture – c’est le nom de la collection – « Écrivains francophones d’aujourd’hui ». Et pourtant, lorsqu’on voit les auteurs à qui l’on a consacré un livre, on se rend compte que, pour le moment, je suis le seul Africain ; il y a des Français, des Québécois, des Belges. Tant que la France s’exclut de la francophonie, j’ai l’impression que la francophonie est une espèce de carnaval que la France regarde du balcon. Voilà, c’est ça qui pose problème. Et surtout, personne n’écrit en francophone.
SC
Je pensais à un autre écrivain ivoirien que vous connaissez très bien, Ahmadou Kourouma, qui est certainement l’un des plus grands écrivains du 20e siècle et qui aurait mérité le prix Nobel. Votre 3e pièce, Fama, est un travail d’écriture basé sur les 2 premiers romans de Kourouma, Les Soleils des indépendances et Monnè, outrages et défis. Ce premier roman, Les Soleils des indépendances, dont la parution en 1968 a marqué une rupture dans les littératures francophones, par son travail de l’écriture et de la langue, fonde le fait francophone. Pourriez-vous nous éclairer sur vos liens avec Kourouma, comment vous vous situez par rapport à ce grand ancêtre ?
KK
Si j’ai travaillé sur son œuvre, c’est entre autres parce que je suis très éloigné de Kourouma, tant sur le plan syntaxique que sur d’autres points. Par exemple, on n’est pas de la même ethnie, je suis baoulé, il est malinké. Il a réussi à traduire sa langue en français, et c’est vraiment ce qui m’a fasciné chez Kourouma. Lorsqu’on le lit, on a l’impression de lire du français, mais quand on connait la langue malinké, qu’enfant je parlais mieux que le baoulé, on se rend compte que c’est autre chose. J’aime comment il a été capable de faire entendre cette musique de la langue malinké. Moi je n’avais pas envie de traduire le baoulé, je comprends le baoulé mais pas aussi bien que Kourouma comprenait le malinké. Kourouma était une espèce de griot, de sage. Moi je suis né en ville et je suis un peu, comment dire, je pratique une sorte de « littérature dégénérée ». C’est ça qui m’a fasciné, je voulais le « traduire au théâtre » parce que sa langue est très théâtrale, la langue malinké est elle-même très théâtrale. Et puis, comme c’est le plus grand écrivain, je ne dirais pas africain, mais ivoirien, ça me suffit déjà, c’est une façon aussi de faire de sa parole une parole théâtrale, d’amener sa langue de roman dans le théâtre, une espèce d’hommage.
SC
Restons encore un instant sur ces questions de langue. C’est finalement une question que se posent régulièrement les auteurs suisses, belges, québécois, c’est la question du sentiment de légitimité qu’il y a à pratiquer la langue française lorsqu’on vient justement d’aires périphériques de la francophonie. Est-ce que vous aussi vous avez eu, à un moment donné, une sorte de complexe par rapport à cette langue française ?
KK
À aucun moment ! Parce que j’ai toujours pensé que c’était ma langue. Si je me posais des questions de légitimité, je me mettrais à subir la langue. Je parle baoulé mais si on remonte notre histoire, peut-être se rendrait-on compte que les Baoulés n’ont pas toujours parlé baoulé. Et s’opposer de cette manière à la langue française parce que « langue de Blancs » n’est pas un acte de résistance, mais un comportement racistoïde. Peut-être que le baoulé que je parle n’était pas ma langue à la base, peut-être que les Baoulés parlaient une autre langue et que par une espèce de rencontre – parce que tout est fait de rencontres, Glissant parlerait de Relation – comme je ne connais pas toute l’histoire des Baoulés, mais je sais que si je remonte vraiment très loin, on n’a pas toujours parlé le baoulé, et aujourd’hui je parle français. Peut-être que dans 100 ans, dans 1000 ans, les Ivoiriens ne parleront plus français. Mais pour le moment, c’est ma langue. J’essaie de tout faire pour ne pas avoir à me sentir légitime ou illégitime parce que c’est ma langue. Ce n’est pas parce que c’est la langue dans laquelle j’écris, c’est la langue que je parle tous les jours. Évidemment, c’est la langue du colonisateur, mais c’est l’histoire des êtres humains, c’est l’histoire des peuples. Il y a des rencontres qui peuvent être brutales, mais à la fin, ça devient ma langue. Lorsque les Romains envahissent la Palestine, ils rencontrent le christianisme et ces « civilisateurs » vont adopter la religion chrétienne, c’est eux-mêmes qui vont en faire une religion d’État. C’est l’histoire des peuples, mais si on commence à se bloquer en se disant « ouh là là c’est la langue de celui qui m’a colonisé » – évidemment, je comprends aussi cela, je comprends ceux qui le font, je l’entends – mais peut-être parce que je suis organisé autrement, je ne peux pas subir cette langue puisque c’est ma langue, c’est tout.
SC
Vous avez mentionné le racisme à l’instant et, dans votre 3e roman, il y a un personnage qui s’appelle Maria Sokolova, une femme tchèque, qui vit à Paris, tout le monde croit qu’elle est polonaise, d’ailleurs. Et quand elle fait face au racisme ambiant dans ce quartier de Saint Ambroise, qui est également votre quartier, dans le 11e arrondissement à Paris, il y a cette phrase qui m’avait interpellé : « du jour au lendemain ses cheveux blanchirent et son accent qu’elle avait presque réussi à gommer resurgit, avec de nouvelles inflorescences slaves ». Alors, est-ce que l’on revient à sa langue maternelle quand on est confronté au regard de l’autre qui nous renvoie vers une origine de laquelle on avait pourtant essayé de s’extraire ?
KK
C’est exactement cela, ce que l’on vient d’aborder tout à l’heure. Cette Sokolova, elle s’est sentie effectivement intégrée, très bien, mais dès l’instant où elle a constaté en face de l’animosité, du rejet, elle a eu elle-même comme une espèce de retraite en elle-même, de rétraction en elle-même pour retrouver ce qu’elle a voulu gommer, comme si ce qu’elle avait voulu gommer ressortait d’une certaine manière, pour la protéger, pour la reprendre par la main et lui dire « tu n’es pas seule ». Elle fait appel à cette chose qu’elle a voulu enfouir en elle-même. Bon, j’ai pris son cas pour montrer que la question n’est pas une question noire, blanche, jaune ou verte, puisque Maria Sokolova est blanche. Simplement, confrontée à ce qu’ici on ne peut pas réellement qualifier de racisme, mais en tout cas, face au rejet des autres, elle va comme redescendre en elle-même. Ce n’est pas elle qui fait la démarche, c’est ce qu’elle a essayé d’enfouir en elle qui remonte pour la reprendre en main. Ce personnage offre un bon exemple de cette question du rejet, parce que le rejet ce n’est pas non plus quelque chose comme ça, ça ne va pas de soi, le rejet est une vraie souffrance. Mais comme j’ai décidé de ne pas passer ma vie à souffrir, j’essaie de trouver en moi les ressources pour transcender ces moments d’adversité. Et Maria Sokolova, ce qu’elle fait, elle ne choisit pas, c’est une espèce de surmoi qui à présent la reprend en main.
SC
J’en viens maintenant à cette notion de « conscience diasporique » à laquelle vous faites souvent allusion dans vos entretiens. Lorsque vous arrivez en France à l’âge de 23 ans, période où vous découvrez le jazz également, vous avez dit que cela a correspondu à une sorte de sentiment d’étrangeté. Dans un entretien avec Judith G. Miller en 2016, vous dites : « je n’étais pas une moitié d’Africain et une moitié d’Européen, j’étais l’écartèlement même, une sorte de hiatus, un no man’s land ». À ce moment-là, à ce moment de l’arrivée en France, qu’en était-il de votre pratique de l’écriture ? Est-ce que la France, les études que vous avez suivies là-bas, ont modifié votre pratique scripturale ?
KK
En Côte d’Ivoire, j’écrivais déjà. Avant même d’aller à l’école, je voulais écrire. Dans la famille où je suis née, il n’y avait pas de livres, du coup les livres étaient toujours perçus comme des objets magiques. Un peu comme si le livre était déjà écrit, on ne sait par qui et que ça descendait du ciel, comme la Bible ou le Coran, ou les livres dits Saints. Ce n’est que plus tard que j’ai découvert que c’étaient des personnes qui écrivaient ces livres. La magie n’avait nullement disparu. À présent, je voulais en écrire car lorsque j’ai découvert que c’étaient des personnes qui écrivaient, cela n’a fait que renforcer la dimension magique du livre. Moi aussi je peux participer à cette magie-là. Puis je suis allé à l’école et chez nous il y avait un auteur qui était l’Auteur, Léopold Sédar Senghor. Agrégé, il a été, comme vous le savez, président du Sénégal, académicien, et on était tous très complexés par sa figure. Lorsqu’on voulait écrire, on nous renvoyait à Senghor, regardez, c’est lui l’écrivain, c’est le symbole, regardez il a été le tout premier Africain agrégé de grammaire. Je me suis alors dit que pour devenir écrivain, il fallait obtenir de sacrés diplômes. Donc j’ai attendu patiemment de passer tous les diplômes possibles pour m’autoriser à être écrivain. J’aurais pu écrire beaucoup plus tôt. Mais j’ai dit non, non, ce n’est pas encore possible, il faut que tu fasses au moins une licence, et puis un doctorat, enfin l’agrégation, comme ça tu seras légitime pour être écrivain. On revient à cette question de la légitimité ! Lorsque je suis entré à l’école de théâtre, je me suis dit, si ça se trouve, tu n’es même pas un écrivain ; je n’avais encore rien écrit, mais je me pensais malgré tout écrivain. « Si ça se trouve tu n’es pas écrivain, alors essaie d’écrire quelque chose, on verra si tu es vraiment écrivain ; même si tu n’as pas encore de diplôme, au moins on verra si tu as des prédispositions ». C’est ainsi que j’ai écrit ma première pièce, Le Grand-Serpent. Je l’ai montrée à mon professeur de littérature dramatique, un Alsacien, et c’est lui qui m’a dit « Ah, c’est génial !… Moi-même j’essaie d’écrire mais je n’y arrive pas ! » etc. J’étais quand même un peu surpris parce que bon, il est mon professeur, il est blanc, et il n’arrive pas à faire ce que moi je fais. C’est lui qui m’a encouragé, il m’a dit « faut écrire parce que c’est très difficile d’écrire et toi, tu parviens à le faire apparemment très naturellement ». Et j’avais cessé d’écrire une fois arrivé en France. J’ai eu une bourse pour aller présenter le concours d’entrée à l’École de théâtre de la rue Blanche, à Paris. J’ai eu la chance d’y être accepté. J’ai laissé tomber l’écriture parce que, d’une part, on m’avait accepté dans cette école et que, d’autre part, j’avais envoyé ma pièce à Radio France, à un concours, elle a figuré parmi les finalistes, et j’ai même gagné un peu d’argent. C’était la première fois qu’on me payait pour un texte. Je ne voulais plus écrire parce que, finalement, j’avais peut-être réussi à me prouver à moi-même, c’est-à-dire à l’enfant que j’avais été et qui voulait écrire, que j’étais capable d’écrire, que j’étais un écrivain. Ce n’était donc plus la peine d’insister, je voulais me consacrer à mes études et puis à mon métier de comédien. Et ce sont des amis comédiens ivoiriens qui, en découvrant mon texte à la bibliothèque Gaston Baty de la Sorbonne Nouvelle, m’ont d’une certaine manière remis à l’écriture. Ils m’ont dit « mais si tu écris, ce n’est pas la peine de chercher des pièces à jouer, on n’a qu’à jouer les tiennes ! » Le Grand-Serpent est la première de mes pièces à être jouée. Elle a immédiatement été censurée après la Première à Abidjan. Après cette censure je n’ai plus voulu écrire, et c’est un ami, Guédéba Martin, qui a insisté pour que j’écrive une pièce à 2 personnages, car les autres voulaient prendre leurs distances avec moi vu que j’avais été censuré. J’ai donc écrit une pièce à deux, une pièce qui a eu beaucoup de succès en Côte d’Ivoire, en 1982… Je laisse tomber à nouveau l’écriture pour me consacrer à mon doctorat, tout en jouant parce que j’étais formé pour être comédien ; je cachetonnais à droite et à gauche.
Et au bout du compte, j’avais fait une tournée avec une pièce, Freaks, qui a duré un an, à travers toute l’Europe. Et puis après, après la tournée, je ne savais plus quoi faire de moi-même. Je vivais avec ma copine, qui était étudiante comme moi mais qui travaillait en parallèle alors que moi je ne faisais que mes études. « Fais semblant de faire quelque chose, me suis-je dit », J’ai alors fait semblant de me remettre à l’écriture. Je me suis remis à l’écriture en fait, par désœuvrement, pour noyer le poisson devant ma copine. C’est comme ça que j’ai écrit Cette vieille magie noire. La pièce a obtenu un prix, un prix très important pour moi parce que c’est à partir de cette pièce que j’ai commencé à être un peu connu dans le milieu du théâtre. Et après Cette vieille magie noire, on a commencé à me passer des commandes et je me suis mis à écrire beaucoup plus. Si on ne m’avait pas passé ces commandes, peut-être que je n’aurais plus écrit.
SC
Hé bien justement, venons-en à vos premières pièces. Essayons peut-être d’esquisser une évolution dans votre travail dramaturgique, si vous le voulez bien. À travers quelques questions et quelques lectures, nous allons tenter de « faire sentir » votre écriture théâtrale. Écoutons un court extrait qui va nous êtes lu par Victoria Hegyi.
Lecture 1 – Extrait de 1+1=1 (1982)
SC
Avez-vous reconnu votre pièce ?
KK
Ah oui, c’est 1+1=1 (1982) justement oui, beaucoup d’émotion parce que cette pièce revient de loin, cela fait longtemps ! C’est la première fois que j’entends le texte car en fait, à l’époque, j’ai joué moi-même ce personnage-là qui vient de prendre la parole. Et du coup ça crée beaucoup d’émotions en moi.
SC
Votre première pièce, Le Grand-Serpent (1977), a été censurée, par Bernard Dadié d’ailleurs, aussi incroyable que cela puisse sembler a priori, vu qu’il a lui-même fait de la prison à cause de ses écrits.
KK
Oui, mais ça, c’est la politique. Si j’étais ministre, il n’est pas dit que je ne censurerais pas également les autres (rires). Je ne suis pas meilleur que les autres.
SC
1+1=1, votre deuxième pièce, a marqué un tournant dans le théâtre africain car c’est la première pièce non chorale, avec moins de personnages que ce qu’on trouvait habituellement dans le corpus…
KK
En effet, en Afrique, quand on faisait du théâtre, il fallait qu’on soit nombreux sur le plateau, il y avait de la danse, des chants. Et j’ai voulu écrire une pièce à deux, ça n’existait pas alors, ni en Côte d’Ivoire, ni même en Afrique noire. Une pièce à deux personnages pour les gens, c’est impossible, on ne peut pas faire du théâtre avec seulement deux personnages et du coup, les premiers spectateurs sont venus par curiosité, pour voir comment on pouvait faire du théâtre avec deux personnages ! Et puis bon, ça a été un grand succès et depuis maintenant c’est rentré dans les habitudes, il existe aujourd’hui des monologues. C’est évidemment l’urgence qui m’a poussé à écrire une pièce pour deux personnages puisque on n’était que deux ! Si on avait été trois, j’aurais écrit une pièce à trois personnages.
SC
Ces deux pièces de jeunesse – avec d’autres plus tardives écrites dans les années 90, je songe à Fama notamment – appartiennent à un premier aspect dramaturgique de votre travail. Dominique Traoré parle du « piège politique » dans lequel on peut situer ces deux premières pièces. Vous y dénoncez le régime de Houphouët-Boigny, contre l’oppression et les abus de toutes sortes. Denis Lavant y relève même une « colère contre la civilisation et la culture françaises ». On pourrait aussi les qualifier de pièces plus « narratives » que celles que vous écrirez plus tard ; elles sont plus en prise avec ce narratif dont vous allez vous détacher pour aborder finalement des questions plus formelles avec les pièces suivantes… Même si, précisons-le tout de même, ces pièces n’ont déjà rien de classique ! On y trouve déjà un travail sur la forme qui vient bousculer les canons esthétiques traditionnels, ceux du théâtre grec antique ; elles témoignent déjà d’un travail sur le chœur qui va subir justement beaucoup de transformations dans vos œuvres futures. Alors quel regard portez-vous aujourd’hui sur ces œuvres ? En êtes-vous fier ?
KK
Oh ne parlons pas de fierté, mais oui, il est sûr que je suis content d’avoir écrit ces pièces. Sans doute qu’aujourd’hui je ne les écrirais pas de la même manière, mais il est probable qu’à ce moment-là, dans ces années-là, c’est ainsi qu’il fallait exprimer les choses. C’était bien sûr la période du théâtre dit engagé, dans le sens sartrien du terme. Ma première pièce 1+1=1 est la plus engagée, mes autres pièces le sont aussi, je l’espère, j’y tiens, même si ce n’est plus le même engagement, moins politique au sens premier du terme. Mais comme vous l’avez souligné, ce qui m’intéresse, ce n’est pas tellement ce qui va être raconté, ce qui va se raconter, mais c’est de trouver des formes parce que l’essentiel du travail d’un artiste, selon moi, est constitué par une quête de formes. Les histoires, elles sont déjà là. Qu’on les raconte avec des robots, des poupées, avec tout ce qu’on veut, de l’électronique, du laser, c’est toujours Roméo et Juliette. Voilà, les histoires ont déjà été racontées. Ce qui n’a pas encore été raconté, ce qui n’a pas encore été dit, ce sont les formes. Voilà pourquoi je pense que l’art doit se tourner beaucoup plus vers une quête de formes que vers une quête d’histoires à raconter parce que les histoires, elles sont déjà là.
SC
Il y a deux grandes tendances dans votre théâtre. D’une part, ces pièces à la « ligne narrative plus claire », où il y a encore une histoire à raconter et sans doute un questionnement moindre sur la forme. Dans cette catégorie il me semble qu’il y a des pièces qui parlent de l’Afrique ou qui partent de l’Afrique/en partance de l’Afrique, comme Cette vieille magie noire, Bintou (1993) ou Fama, mais aussi d’autres qui sont parfois aussi les pièces les plus loufoques, plus farcesques où les personnages sont plus grossiers, vulgaires, rabelaisiens comme Les déconnards ou Brasserie. D’autre part, des pièces-jazz où les consciences se mêlent et s’entrecroisent ces pièces à l’écriture-jazz, comme Jaz, Misterioso-119 ou Blue-s-cat, qui sont des pièces d’une violence radicale, avec un grand travail formel, violence renforcée encore par ce travail musical rhapsodique auquel vous vous livrez, refrains, répétitions, poésie et silences. Un travail sur le chœur antique qui a évolué vers une sorte de choralité : on sort du personnage collectif marqué par une parole unitaire pour aller vers un corps qui parle avec plusieurs voix, ce qui donne une dimension rythmique et musicale au discours ; des pièces qui partent de la structure pour aller vers l’histoire (Jaz, Blue-s-cat, Big Shoot), marquées par une écriture de l’instabilité, par l’éclatement de l’espace et du temps, la désorganisation de la fable, une altération du dialogue, tout cela constitue me semble-t-il les ressorts esthétiques de cette « seconde manière kwahuléenne ». Est-ce que vous êtes d’accord avec cette partition ? Existe-t-il cette évolution dans votre travail, dans votre pratique d’écriture, ou bien est-ce que ces diverses tendances se retrouvent à toutes les époques ?
KK
Oui, c’est ça. Le jazz était peut-être sous forme d’embryon dans ma première pièce. Avec mon arrivée en France, ça a aussi été la découverte du jazz. En Côte d’Ivoire, je n’écoutais pas de jazz, pour moi c’était une musique pour Blancs. De Noirs qui avaient trouvé un moyen plaisant pour soulager les Blancs de leur trop plein d’argent. C’est ce qu’on se disait, nous, en Côte d’Ivoire. Lorsque je me suis remis à l’écriture, je l’ai abordée comme un musicien de jazz. Cette fausse désorganisation, les répétitions, et puis aussi peut-être parce que je commençais à expérimenter ce que les Africains-Américains ont essayé de traduire par le jazz. Si je n’étais pas venu en France, peut-être que je n’aurais pas compris le jazz. En tous les cas, c’est en France que soudain j’ai réalisé pourquoi le jazz est né. Je sentais que je cessais d’être un Ivoirien au sens où on l’entend en France, même si je ne sais pas encore le sens que l’on place dans ce mot. En même temps, je n’étais pas bien français non plus. Et finalement j’étais dans cette espèce d’écartèlement qui est en réalité une plénitude ; je me suis vu avec les Noirs du Nouveau Monde, les Africains-Américains, les Antillais, les Brésiliens, les Jamaïcains… Je faisais cette expérience et, d’une certaine manière, je voulais traduire, je voulais partager mon expérience… D’où cette orientation nouvelle de mon écriture qui va cette fois-ci essayer de ne plus chercher l’histoire, mais trouver d’autres surgissements structurels. C’est en cela, dans cette aide et cette compréhension qu’il m’a apportées que le jazz a été très important. Et je dirais que l’une des chances que j’ai eues, en venant en France, c’était cette découverte du jazz. Si j’étais allé au Japon, j’aurais écrit, mais j’aurais écrit différemment. Peut-être même que si j’étais allé aux États-Unis, là où le jazz est né, l’influence aurait été différente. La dimension testimoniale du jazz, dans un contexte où moi-même j’étais précisément en train d’expérimenter ce que les Noirs en Amérique avaient vécu, m’a amené à aborder l’écriture comme le témoignage poétique d’être Noir en France. Avant cette rencontre fondamentale avec le jazz, un coup j’écrivais, un coup je n’écrivais plus. J’ai compris tout à coup que j’allais, le restant de ma vie, écrire pour témoigner de cette vibration du monde. D’une certaine manière, le jazz a fait de moi un écrivain.
SC
Venons-en justement à cette question de la musicalité de votre écriture, cette « écriture-jazz » comme le dit Gilles Mouëllic. Il semblerait que le tournant soit marqué par Cette vieille magie noire, votre pièce de 1991 où il y a présence d’un quintette tout au long de l’action. Cinq ans après, c’est Bintou où y figure un « tableau jazz », dans une séquence de la pièce où pour la première fois vous expérimentez le travail d’improvisation. Cela marque le début de cette écriture qui se déploie dans les pièces de la fin des années nonante, début des années 2000 : Jaz, Misterioso-119 ou Big Shoot. Finalement, de cet écartèlement dont vous parliez à l’instant, vous avez fait le choix de ne pas tomber dans la nostalgie des origines, dans le repli communautaire, vous avez fait le choix d’être un écrivain du seuil, de la frontière, de la lisière. On n’est plus de là-bas, mais on n’est pas encore tout à fait d’ici. Est-ce que c’est dans cette musique, par elle et grâce à elle, que se joue ce dépassement des conditions, des questionnements identitaires, est-ce que c’est ça la « conscience diasporique » ?
KK
Le jazz est une exhumation. Le plus grand cimetière noir, c’est l’Atlantique. Et pourtant, les Noirs eux-mêmes n’ont pas suffisamment conscience que dans cet océan, il y a des ancêtres qui sont là sans être honorés. Ce n’est donc pas un hasard que le jazz naisse en Amérique ; il ne nait pas en Afrique ou dans n’importe quelle autre diaspora, il est né aux Etats-Unis, pas en Jamaïque, au Brésil, aux Antilles ou en Guyanne. C’est une musique qui, pour moi, veut construire quelque chose à nouveau. C’est la musique de ceux qui ont tout perdu et qui ont fait l’expérience de ce qui est essentiel pour traverser le temps. Un jour, la tour Eiffel disparaîtra, je le sais, l’expérience des peuples vaincus qui ont vu le tangible sur quoi ils se reposaient être balayé. Le jazz c’est construire quelque chose d’immatériel, une célébration de l’absence. Celui que j’appelle Absent, c’est celui qui est parti et qui n’est jamais arrivé, qui repose dans l’océan. Le jazz, c’est cela. D’une certaine manière, lorsque j’ai découvert cette réalité, j’ai essayé à mon tour d’écrire une œuvre qui soit une célébration de celui qui est parti et qui n’est jamais arrivé, l’Absent. Simplement, mon travail est un autre jazz. L’écriture n’est pas du jazz ne serait-ce parce que c’est fixé. Et que le jazz, par définition, c’est volatile. Le défi, c’est de partir de quelque chose qui est fixé, pour reproduire l’émotion, la vibration qu’on ressent au contact du jazz. Voilà, mon travail, c’est un peu ma contribution à la célébration de l’Absent.
SC
Nous reviendrons dans un instant sur cette question de la violence de la colonisation, la traite négrière, mais je vous propose à présent d’écouter un extrait de cette écriture de jazz et donc j’invite à présent nos deux étudiants, Szorád Bése et Vörös Krisztián, à venir nous lire en hongrois cette fois un extrait de Big shoot, votre pièce de 2000.
Précisions que la traduction est de Zsófia Molnár, traductrice qui nous rejoindra tout à l’heure pour répondre à quelques questions.
Lecture 2 – Extrait Big shoot
SC
Pour que le public comprenne bien, précisons que les marques conventionnelles du dialogue sont effacées ; les répliques ne sont pas attribuées. La pièce est comme une longue parole fragmentaire qui exprime une conscience éclatée. On ne sait pas d’où on nous parle. Et c’est le travail de Yazid Lakhouache qui a rétabli des attributions de parole entre les deux personnages-acteurs, c’est sa mise en scène que l’on vient de voir et d’écouter. Autre marque de cette écriture-jazz aussi, on l’entend bien à la fin du passage, c’est la présence des 3 continents, les États-Unis l’Europe et l’Afrique.
KK
Oui, c’est la trinité qui me structure. Le dernier texte que j’ai écrit se nomme Arletty…, ce n’est pas un biopic. C’est autour de la personnalité d’Arletty. Précédemment, j’ai écrit un autre texte dans le même style et qui était consacré à Basquiat, il s’appelle Samo… Tribute to Basquiat. J’en ai écrit un l’autre qui s’intitule Kalakuta Dream, est un hommage cette fois à Fela. Et les trois sont encore cette trinité des continents que vous avez remarquée. Fela, c’est l’Afrique, Basquiat c’est l’Amérique et Arletty, c’est l’Europe. C’est pour dire que ce n’est pas simplement un hommage à ces gens, c’est une façon de tracer aussi mon portrait parce que je suis structuré par ces trois continents.
SC
Par rapport au processus d’écriture, au processus de fabrication, on a ce sentiment que les divers récits sont improvisés, qu’ils entrent en collision les uns avec les autres, comme une sorte de radio, dont on déplacerait incessamment le bouton des fréquences pour entendre des fragments de récit. On a le sentiment que les morceaux sont improvisés. Mais s’agit-il bien d’improvisation ? Pouvez-vous nous parler de cet effet d’improvisation ? Car il va de soi que vos textes sont très écrits, très travaillés. Comment écrivez-vous en quelque sorte ?
KK
J’écris en écoutant du jazz, presque toujours… Écoutez, je me suis posé un moment la question : pourquoi les textes des auteurs africains – qui sont de très bons textes – ne sont joués qu’en France ou dans leur pays d’origine, en Afrique ? Pourquoi, une fois sortie de la sphère franco-africaine, telle pièce devient inaudible ? Le travail que j’ai essayé de faire – et c’est sans doute en cela que mon théâtre est politique –, c’est de faire en sorte que lorsque mon texte arrive dans un pays comme la Hongrie – qui n’est pas un pays francophone, qui n’a pas les références africaines – comment faire en sorte qu’eux, les Hongrois, puissent le vivre à travers leurs propres expériences ? Comment trouver une forme qui permette à n’importe quel être humain, d’où qu’il vienne, de trouver sa place dans le texte qu’on leur propose ? Quand je réfléchis à l’impression que je veux que mes pièces créent, que l’écriture africaine pourrait parvenir à déployer, ce n’est pas tant la question du jazz, mais c’est l’idée de casser, ou plutôt de créer une ouverture, des espaces où on peut se poser, où l’autre peut se poser parce que le théâtre, c’est avant tout l’art de l’altérité. C’est le seul art qui a absolument besoin de l’autre. Un jour j’ai peint un tableau. Je l’aimais bien, moi, ce tableau. Alors, je m’attendais à ce que mes amis viennent et disent que ce tableau est beau ou laid. D’ailleurs, peu importe, mais ils sont venus, ils ont regardé, et personne n’a rien dit. Évidemment, personne ne me connait comme peintre, mais je m’attendais au moins à cette question : « Qui a fait le tableau ? », mais non, rien. Alors, j’ai invité un ami qui est docteur en arts plastiques, un type adorable, gentil comme tout, un vrai sucre. Je me suis dit, au moins lui va me demander, qui a peint ce tableau ? Non rien, il est venu, il n’a rien dit. En fait, le tableau est moche, il est véritablement moche, mais c’est quand même un tableau. Alors que le théâtre, voyez-vous, si je me mets sous ma douche et que je déclame des vers, hé bien, ça, ce n’est pas du théâtre. Parce que le théâtre est cet art bizarre qui ne commence que parce qu’il y a quelqu’un en face. Et d’ailleurs, symboliquement, au théâtre, s’il y a trois comédiens qui jouent une pièce, il faut absolument qu’il y ait quatre spectateurs, sinon on ne joue pas. Cela mesure cette altérité-là, et c’est ça qui fonde le théâtre. Lorsque je me suis mis à écrire, je me suis demandé comment procéder pour trouver de la place pour ceux qui sont le plus éloignés de moi. Big Shoot, on le joue en France en français, mais c’est aussi étranger à un Français que pour un Bulgare ou Zimbabwéen. Je veux que l’étrangeté que contient la pièce soit valable pour tout le monde, pour les Ivoiriens également. Par exemple, il n’y a plus de noms de personnages, les personnages ne sont plus créés à partir d’une identité, ni sociale, ni sexuelle, ce sont simplement des voix. Nous revenons en cela à la question de l’identité, parce que, quelle est l’identité d’une personne, finalement ? C’est son architecture intérieure et ce qui exprime cette architecture intérieure, c’est la façon de poser sa voix dans le monde et poser sa voix dans le creux du monde n’a rien à voir avec le fait que cette voix serait une voix de femme, ou de Blanc ou de Noir. C’est ce moment ultime, lorsque l’identité n’a plus besoin d’appartenance extérieure, de l’apparaître, pour se justifier. Ce travail sur des voix, dans des pièces où on ne sait pas qui parle, on entend une réplique, puis une autre réplique, je l’ai emprunté au jazz. Dans le jazz, le free notamment, le musicien, lorsqu’il entame sa partition, donne l’impression de n’avoir pas écouté les autres, alors qu’il les a bien écoutés. C’est comme un surgissement, et ce n’est que peu à peu qu’on voit finalement que toutes ces voix s’organisent, parlent ensemble. Pareillement, si on prend une de mes pièces, on ne sait pas qui parle, mais au fur et à mesure de la lecture on finit par comprendre que la personne qui disait « j’ai soif » à la première page est la même qui dit « J’ai envie d’aller au cinéma » plus loin dans le texte, car son identité se retrouve dans la structure de sa langue. Pour moi, l’identité d’une personne réside dans la structure de sa langue. C’est sa Voix qui désigne le personnage, et non son nom, sa couleur, son sexe ou son faisceau d’intentions.
SC
Ces « pièces jazz » justement sont fortes aussi parce qu’elles dévoilent que la conscience diasporique n’est plus le seul fait des Noirs, qu’elle est aujourd’hui universelle, à notre époque de mondialisation, même si on parle aujourd’hui de sortir de la mondialisation et que les mouvements identitaires semblent se reconstituer un peu partout dans le monde, dans vos pièces la couleur de la peau disparaît et les personnages de Jaz n’ont plus de couleur de peau…
KK
… pour la petite histoire, j’ai vu récemment une adaptation de Jaz à Bruxelles, où Jaz était même joué par un homme. Pourtant, c’est écrit pour une femme…
SC
Et dans Nouvel an chinois, également, j’ai été surpris de comprendre que la mère du personnage principal, la mère d’Ézéchiel, je ne sais pas pourquoi je pensais qu’elle était noire et je me suis rendu compte à la fin du livre, mais non, elle est blanche !… On ne le comprend que tardivement, on se laisse piéger par votre tactique… Finalement, on est un peu tous des exilés, je crois que là se situe votre message finalement : quand la couleur disparaît, c’est pour dire que cette conscience diasporique nous désigne également, qu’elle est un peu la situation et la condition de l’homme moderne pris dans une multitude de références culturelles de tous ordres. Dans ce roman Nouvel an chinois, qui aborde très clairement cette question des identités, on a le sentiment d’être à la frontière des cultures, quelque chose qui est universel en quelque sorte, mais ce n’est pas toujours bien vécu par les personnages. Le personnage de Demontfaucon va d’ailleurs jusqu’à massacrer des Chinois lors du Nouvel an chinois. Donc il y a des réactions extrêmes face au choc de la rencontre du multiculturel. Mais continuons avec cette question de la violence, de la violence de la colonisation. On en a déjà un peu parlé tout à l’heure, vous n’avez que 4 ans au moment de l’indépendance de la Côte d’Ivoire en août 60. Vous appartenez donc à la génération des auteurs post-indépendants. Vous avez mis plusieurs années pour écrire cette troisième pièce, Fama, qui adapte les deux premiers romans de Ahmadou Kourouma. Vous dites quelque part que l’indépendance pourrait n’être elle-même qu’une forme élémentaire de la colonisation – ce sera même le sujet même de votre autre pièce Le masque boiteux – dans quelle mesure cette question de la colonisation imprègne et hante votre œuvre ?
KK
Pas tant que ça, je n’ai pas connu la colonisation. Je l’ai connue dans les livres, je ne suis pas marqué par la colonisation, je n’ai pas non plus connu l’indépendance. Petit, j’étais là quand il y eut l’indépendance. Ce sont des moments qui n’existent pas, mais qui font évidemment partie de mon histoire puisque, la colonisation et l’indépendance, mes parents les ont vécues. Mes grands-parents ont vécu ces moments. Ça devient donc mon histoire même si, à titre personnel, je ne l’ai pas dans la chaîne de ma conscience. Je le sais par les livres, c’est peut-être pourquoi j’ai choisi Kourouma, pour écrire une pièce sur la colonisation pour, encore une fois, comme je le fais par rapport à l’Absent, faire mon travail, pour poser mon tribut. Mais j’ai du mal, et là on peut parler de légitimité, je ne me sens pas légitime pour écrire une pièce sur la colonisation de manière aussi directe. Aussi ai-je emprunté la voix de Kourouma qui, non seulement était un immense écrivain, mais a connu la colonisation. Voilà, mais chez moi, ce n’était pas une obsession, même si ça circule dans mon œuvre, par la force des choses. Je ne prétendrai pas que c’est une identité négligeable, c’est fondamental, ça me structure, mais ce n’est pas le point le plus saillant de mon travail.
SC
Justement, vos œuvres tournent plutôt autour d’un sujet plus essentiel : la disparition de l’absent, la hantise de la disparition, une sorte de trou mémoriel, et je me demandais si on pouvait vous rapprocher aussi d’un autre auteur contemporain, l’écrivaine franco-camerounaise, Leonora Miano, qui est aussi hantée par cette question de la traite négrière transatlantique. Par ailleurs, elle a écrit un livre qui s’intitule Habiter la frontière, hanté par la musique blues… Est-ce que vous vous sentez des affinités avec Miano ?
KK
Pas du tout au niveau du style, dans la façon de nous exprimer, mais il y a sans doute un lien au niveau de l’obsession. Même si, chez Léonora, c’est une vraie obsession ! Ce qui fait que bien souvent, on est dans des antagonismes noir/blanc, chose que je comprends, que je respecte aussi. D’ailleurs, il faut que certains le fassent parce que moi… je ne le fais pas, voilà. C’est vrai qu’on partage les mêmes obsessions mais qu’on les exprime différemment, c’est tout, mais c’est les mêmes choses.
SC
Oui tout à fait, elle sort du mélange pour se diriger vers une refonte des antagonismes finalement.
KK
C’est ça, voilà, c’est ça.
SC
Continuons de parler de politique et de violence. J’étais vraiment frappé par votre obsession constante pour la violence, pour le viol des femmes également. Il y a une énergie de la destruction qui traverse tout votre théâtre. Dans Bintou, il y a une scène d’excision, thème qu’on retrouve dans Les Soleils de Kourouma d’ailleurs, dans Big shoot, la torture, toujours le viol, dans Jaz, dans Nema, dans Les Recluses. Le personnage féminin de votre premier roman, Babyface, est violé par son instituteur. On parle de cannibalisme dans Misterioso-119. Ne trouvez-vous pas qu’il y a trop de violence dans ce monde, Koffi Kawhulé ? Ou bien pensez-vous que le théâtre a quelque chose à dire sur la violence et sur le réel, ou pour être plus précis, sur la représentation du réel qui nous est livrée à travers les images télévisées ou sur nos écrans ? Que nous dit votre théâtre sur la violence du réel et sur sa représentation ?
KK
Oui, encore une fois, je pense que de tous les arts c’est le théâtre qui peut le mieux en parler. Comme je le disais tout à l’heure, ça repose uniquement sur du vivant. Quand je regarde un film, même très violent, comme Orange mécanique par exemple, je sais au profond de moi-même que c’est une violence qui a été mise en boîte. La violence au cinéma devient une violence esthétique dans la mesure où il s’agit de violence cadrée. Or au théâtre, même sur un plateau, il n’y a pas de cadrage, du coup, là où il y a la séduction de l’image, télévisuelle ou cinématographique, le théâtre, lui, ne propose pas d’image au sens culturel du terme. C’est simplement la personne qui est là, je suis face à sa sueur, et la violence qui se déploie – de mon point de vue – guérit beaucoup mieux qu’une violence transmise par l’image. Tenez, actuellement, il y a beaucoup d’images à la télévision de la guerre en Ukraine. Au bout d’un moment, il faut bien avouer que ces images – et c’est terrible – ne me faisaient plus rien. Parce que ce sont des images, une fois encore cadrées, c’est un choix. On filme, on monte, il y a un montage et tout cela fait que la violence qui part de faits réels finit par devenir de la fiction, transformant la guerre en une sorte de télé-réalité. Or, le théâtre qui présente la fiction « Il était une fois au présent », la violence que montre le théâtre, même si la pièce est de la fiction, la violence, elle, n’est pas de la fiction, parce que justement, elle n’est pas cadrée, il n’y a rien autour. Tandis que la violence à la télévision, ce n’est plus vraiment de la violence. Paradoxalement on s’est déshabitué de la violence que l’on voit partout sur les écrans. Le théâtre demeure encore cet espace où on peut encore se poser cette question-là, c’est pour cela qu’il y a cette récurrence de la violence dans mon travail… Les gens qui viennent voir mes pièces, il y en a qui s’évanouissent, c’est vrai, mais l’évanouissement, c’est l’une des formes achevées de la transe. Le travail que j’essaie de faire, j’aimerais qu’il ait partie liée avec la transe. On tombe en transe pour guérir et lorsque quelqu’un est devant un spectacle et que la violence est telle que la personne s’évanouit, cela veut dire que lui, il a été vraiment atteint ; il sera guéri, il ne sait pas de quoi, mais en lui quelque chose se sera déplacé et c’est cette forme de théâtre que j’essaie de mettre en place, un théâtre qui nous sorte un peu de l’idéologie aristotélicienne qui fait que cet art repose simplement sur de la catharsis. La catharsis par définition m’empêche d’exprimer quelque chose, ce qu’on appelle les passions. Mais parmi ces passions, il y en a qui sont peut-être des passions contre l’ordre qui m’entoure. C’est pourquoi la catharsis est une arme politique qui fait du théâtre un art coercitif, malgré les apparences, et toute mon entreprise est de tenter de faire du théâtre dans le dos de la catharsis.
SC
Nous l’avons compris, vous êtes un amoureux du verbe incarné. Le théâtre constitue une expression très différente du roman où le texte est certes présent, mais le texte, comme disait S.L.Tansi, le texte n’est qu’un prétexte, c’est une œuvre écrite, alors que le théâtre implique cette présence du corps des autres, il y a un spectacle. Ce n’est donc pas le cas du roman qui n’est « que » littérature. C’est le moment d’aborder vos 3 romans. Mais avant, je vous propose une lecture de Réka Széleny et de Zita Szabó. Ça nous permettra ensuite de parler de vos romans.
Lecture 3 – extrait de Misterioso 119
SC
Merci Réka, merci Zita. Il s’agissait donc d’un extrait de Misterioso-119. Vous avez déclaré que l’expérience de Misterioso-119 est celle qui vous a permis d’effectuer le passage vers le roman. Que s’est-il passé pendant l’écriture de votre pièce en 2005 qui semble vous avoir poussé vers le genre romanesque ?
KK
Avec Misterioso-119, j’ai eu le sentiment d’avoir trouvé la forme que je recherchais depuis… Abidjan, depuis la Côte d’Ivoire, parce que finalement, on court après une forme. Misterioso-119 semblait l’aboutissement de tout mon travail, et je n’avais plus rien à dire au théâtre. C’est en tout ce que je pensais à l’époque. Et comme j’avais toujours envie d’écrire, mais pas de théâtre, il fallait que j’investisse ce désir d’écriture dans autre chose, dans le roman. Le roman qui ne m’a jamais vraiment intéressé, en vérité. Je trouve que le roman est trop rentré dans le consumérisme et qu’il n’y a pas de travail de forme, comme au théâtre où on est toujours en train de chercher des formes. Le roman, me semble-t-il, est devenu un objet marchand qui, plus il est bien « arrangé », mieux ça passe comme un rhum arrangé, mieux ça doit se vendre. Ce qui est bien, je ne critique pas, mais je n’avais pas de temps pour ça. Je ne suis venu au roman que parce que je ne voulais plus écrire de théâtre. J’étais arrivé au bout de mon processus. Et puis en Côte d’Ivoire, il y avait la guerre civile et j’avais envie aussi de dire que même en France, loin du pays, j’étais avec eux, et je ne voulais pas écrire une pièce de théâtre de plus pour dire cela. Écrire un roman pour marquer le coup. Le roman est venu comme ça, à la fois parce que je ne voulais plus écrire du théâtre et parce qu’il y avait cette guerre. Et puis, au fond, ça a été aussi un prétexte pour aborder le roman enfin.
SC
On retrouve ce processus d’écriture jazz au cœur de vos romans, cette impression que l’on tourne le bouton des fréquences d’une radio. Dans Babyface votre premier roman de 2006, on a le journal intime d’un personnage, celui de Jérôme, qui vient heurter le texte. On a parfois l’impression de lire un texte un peu avant-gardiste, une sorte de Paysan de Paris. Dans Monsieur Ki, votre deuxième roman, il y a la présence d’un enregistrement sur cassette audio aussi qui vient interrompre le texte. Dans Nouvel an chinois, ce sont les rêveries et les soliloques d’Ézéchiel qui marquent encore une fois ce travail radiophonique, cette intrication entre le je et le il, on ne sait pas toujours quelle est la voix narrative qui nous parle. Il me semble que c’est dans vos romans en fait que ce jeu avec les voix me semble être poussé à son comble, sans doute parce qu’au théâtre, qui doit être joué et pas lu, l’intelligibilité reste nécessaire alors que dans le roman se déploie une relecture toujours possible. Est-ce que vous avez cru un moment que le roman pouvait dire et faire plus que ce que le théâtre était capable de faire ?
KK
Oui, dans la quête de forme, par exemple. Après Misterioso-119, comme je disais, je ne savais pas comment aller au-delà parce que le théâtre est tel que dans le temps imparti, on doit dire ce qui s’est passé, on doit dire l’univers dans un lieu déterminé, on doit dire l’éternité en une heure ou deux, même en sept heures, peu importe. L’éternité c’est plus que sept heures. Ce n’est pas un problème, c’est le fonctionnement du théâtre, il faut parvenir à dire l’éternité et l’univers dans un espace et un temps déterminés et finis. Le roman, c’est ouvert. Du coup, le travail que je ne pouvais plus faire dans le théâtre, je l’ai poursuivi dans le roman. Ce que vous dites est tout à fait très juste, je ne voulais pas qu’on me prenne pour un romancier, je voulais qu’on se dise, voilà un homme de théâtre qui écrit un roman. Voilà, c’est ce que je voulais et j’espère que ça transparaît dans mes romans. Le roman tel qu’il se déploie aujourd’hui ne m’intéresse pas beaucoup. Donc le roman a été pour moi l’occasion de poursuivre ce travail au niveau d’un espace et d’un temps que le théâtre ne permettait plus. Déborder. Le théâtre est l’écriture de la limitation ; avec le roman, tout est possible. C’est en cela que le roman pose la question de la responsabilité. La réflexion de Saint Paul aux Corinthiens : tout est permis, mais tout n’est pas essentiel. Voilà la question que pose l’écriture de roman. Tandis que le théâtre, d’emblée, tu sais qu’il y aura des limitations, tu écris toujours en allant au plus petit dénominateur commun, le théâtre c’est l’infiniment petit et le roman l’infiniment grand.
SC
Dans Babyface, un personnage tient une harangue à l’encontre de la prétention du théâtre et je me suis demandé s’il n’y avait pas là au fond, un peu de votre propre opinion sur le théâtre. Ce personnage affirme : « je n’entends pas grand-chose au théâtre. J’aurais même plutôt tendance à détester. Ils se prennent trop au sérieux alors même qu’ils n’ont plus rien à nous dire. D’ailleurs, peut-être l’avez-vous remarqué le théâtre ne s’adresse plus qu’à ceux qui le font ». N’y aurait-il pas là une critique d’une forme peut-être trop compassée, trop occidentale, voire dévitalisée du théâtre européen ? Et alors ne serait-ce pas par le truchement de l’Afrique que vous chercheriez à atteindre une revitalisation du théâtre ?
KK
Viser une revitalisation oui, mais pas par l’Afrique, je ne suis pas un représentant de l’Afrique, mais ce qui est certain c’est que c’est une critique que j’aurais pu porter moi-même. Lorsque je suis arrivé en France, ce qui m’a frappé, c’est que le théâtre racontait toujours la même chose, cette idée « que l’Histoire avait déjà eu lieu ». Tout me disait que tout avait déjà eu lieu, que j’arrivais trop tard. Déjà eu lieu ? Mais pour moi qui venait d’Afrique, l’histoire venait à peine de commencer, et j’arrive dans un monde qui me dit, non, non, c’est fini, on a déjà tout écrit, tout fait. Je voulais aborder le théâtre en disant non, l’Histoire n’est pas finie, il y a encore des choses à explorer et d’ailleurs on le voit aujourd’hui… Francis Fukuyama a écrit La fin de l’histoire, ce livre qui venait justement conforter l’Occident dans l’idée que l’Histoire avait déjà eu lieu. On n’a pourtant pas tardé à découvrir que l’Histoire ne se limitait pas à l’affrontement de deux idéologies, c’est-à-dire, d’un côté, l’économie libérale et de l’autre, le clan soviétique. Il y a encore d’autres formes d’Histoire, l’Histoire des religions, de la cuisine… Et puis aujourd’hui, on le voit bien que l’Histoire n’a pas eu lieu, n’est pas terminée. En tout cas, au théâtre, je voyais cela, l’illustration de ce que disait Fukuyama, sur les scènes de théâtre occidentales. Et c’est vrai que oui, j’aurais pu porter moi-même cette critique-là.
SC
Alors pour revenir à vos romans, il semble que vos romans reviennent un peu plus au contact de l’Histoire et je crois que vous avez déjà abordé cette question par rapport à l’histoire récente de la Côte d’Ivoire, dans Babyface, où dans un pays imaginaire qui s’appelle Éburnéa – ce qui nous a tous fait bien rire – on peut lire en filigrane l’histoire et les figures ivoiriennes : le coup d’État en 1999, Robert Guéï, Laurent Gbagbo. Tous ces gens-là ne sont pas cités, mais évidemment, on les entend, le concept identitaire de « l’éburnéité » qui renvoie bien entendu à celui tant décrié de l’ivoirité, la guerre civile qui éclate contre les étrangers (non ivoiriens) responsables de tous les maux. Dans Nouvel an chinois, avec ce personnage de Guillaume-Alexandre Demontfaucon : un ancien légionnaire qui vit dans le XIe, dont la mère est slave, dont le père n’est pas le père biologique, tombe dans la haine irrationnelle des Chinois et ira jusqu’à commettre un attentat contre cette communauté lors du nouvel an chinois. Un personnage du roman, Damien, un ami du couple Melsa-Maximilien dit d’ailleurs : « l’inconscience avec laquelle la France d’aujourd’hui joue à touche-pipi avec le néofascisme ». Alors, est-ce que dans ces romans, vous avez voulu aborder de manière plus frontale, plus directe, que dans votre théâtre, des questions de société qui me paraissent plus explicitement ancrées dans des espaces, dans des lieux, plus identifiables ?
KK
Oui, dans le roman je peux me permettre ce genre d’approches en ce qu’il est le lieu de rencontre de plusieurs solitudes, celle de l’écrivain que rejoint une autre solitude, celle du lecteur. Au théâtre la solitude de l’auteur est accueillie/recueillie par la communauté. Le roman se lit seul, en silence, le théâtre se voit et s’entend les uns avec les autres. Le lecteur face au spectateur. Le lecteur peut prendre le temps de réfléchir à ce qu’il lit, il peut relire, contester ce qu’il lit. Le théâtre lui, est le lieu de l’immédiateté, le lieu de la mise en crise nécessaire ; on n’a pas le temps de penser mais d’accepter lucidement d’être mis en crise, de se laisser ébranler. Je dirais même que ce n’est pas le lieu de penser, même si on croit souvent le faire au théâtre. Au théâtre, on se laisse – ou non – déplacer, et on pense après-coup, comme une incidence. Aussi dans le roman, je peux aborder des questions plus frontales. Dans mon théâtre, il y a d’autres questions, mais pas celles que posent mes romans.
SC
Une question d’ensemble sur les dates de parution de ces 3 romans : 2006, 2010 2015. Depuis 2006, vous nous régalez d’un roman tous les quatre ou cinq ans, alors que depuis 2015, Koffi, plus rien. Considérez-vous que cette période romanesque est close pour vous, est-ce que vous avez tourné cette page ? De plus, pendant le confinement, vous avez écrit 3 pièces. Close-up, Arletty… et Boxer.
KK
Non, non, ce n’est pas clos. Je suis bien revenu au théâtre avec bonheur alors que je pensais que je n’y avais plus rien à dire. J’ai trouvé d’autres motivations d’écrire du théâtre. J’avais l’impression d’être allé très vite de Cette magie noire (1991) à Misterioso-119 (2004). C’est un peu comme pour l’histoire du jazz. Aujourd’hui, la manière dont le jazz se fait ne consiste plus à vouloir inventer d’autres choses, mais de retravailler ce qu’on n’a pas suffisamment exploré auparavant, entraîné par l’urgence de témoigner. Les pièces que j’écris aujourd’hui essaient d’aller beaucoup plus en profondeur dans les aspects – toujours sur le plan de la forme – que j’avais peut-être un peu « balayés ». Je ne cherche plus à inventer quoi que ce soit, j’essaie de creuser un peu plus des pistes que j’avais abandonnées sans doute un peu précipitamment.
SC
Ecoutons à présent un dernier extrait, tiré de votre dernière pièce Boxer, qui va être lu par Lili Ormay… Peut-être que vous pourriez nous dire deux mots sur cette pièce, qu’est-ce que qu’est-ce que cette pièce ?
KK
C’est l’histoire d’une femme boxeuse, mais j’ai mis boxer, le mot anglais, plutôt que boxeuse, parce que en France, boxeuse, ça ne passe pas bien. Et puis le français « boxer », c’est aussi « boxer », le verbe. C’est l’histoire d’une femme qui boxe, qui n’a jamais gagné un vrai combat, qui n’est pas une championne mais qui a la chance de sa vie de pouvoir un jour affronter la championne, la plus grande championne de tous les temps, que personne n’a jamais battue. Et c’est ce combat qu’elle va raconter de l’intérieur, c’est-à-dire la pièce est écrite de telle sorte que le combat n’est pas vu, n’est pas raconté pour le regard d’un spectateur. C’est la boxeuse même qui raconte ce qui se passe sur un ring. Le spectateur est sur le ring, au cœur du combat.
Lecture 4 – extrait de Boxer
SC
Alors Koffi, même si l’échec est certain, il faut continuer, ne jamais arrêter de combattre ?
KK
Ah ! ah ! Oui, ne jamais baisser les bras !
SC
J’invite à présent à nous rejoindre sur scène, Mme Zsófia Molnár, la traductrice de Koffi Kwahulé en hongrois. Zsófia Molnár a traduit 3 textes : Big shoot, Jaz et La Mélancolie des barbares.
Zsófia Molnár
Et Brasserie ! Par contre, Jaz est encore dans le tiroir, on cherche encore un éditeur…
SC
Zsófi, peux-tu nous dire comment tu as découvert Koffi Kwahulé, comment s’est passée cette rencontre de l’œuvre, et aussi de l’homme ?
Zsófia Molnár
En fait, cela s’est fait en deux rencontres parallèles, selon deux canaux différents. Je crois que la première découverte, c’était il y a une dizaine d’années grâce à une initiative du musée national du théâtre qui visait à faire découvrir la nouvelle dramaturgie francophone. Nous avions formé un comité de lecture, constitué de 5 lecteurs, et on a lu une quarantaine de pièces de théâtre, nous avons procédé à un vote qui a placé en première place La Mélancolie des barbares de Koffi. Et moi, j’ai remporté le « prix » pour la traduction. Et donc là, la pièce a été représentée au théâtre national, sous la direction précédente, et sous forme de lecture spectacle avec de superbes comédiens. Et après il y a eu une jeune compagnie qui en a fait une mise en scène y a 5 ou 6 ans. Ensuite, la seconde rencontre de l’œuvre de Koffi, c’était grâce à la rencontre de Yazid Lakhouache qui m’a contactée, et qui cherchait, avec sa compagnie « Le théâtre du jour », à mettre en scène un texte de Koffi, en hongrois. Il m’a contactée, je ne sais pas du tout comment il me connaissait, mais il m’a contactée pour réviser les textes déjà partiellement traduits. Il s’agissait de Brasserie. Et voilà comment j’ai fini par traduire l’intégralité de cette pièce, et elle aussi a été ensuite publiée en Hongrie.
SC
Au niveau de la langue d’écriture, est-ce que c’est facile de traduire Koffi Kwahulé ? Ou autre question, si tu préfères, qu’est-ce qui t’a plu, qu’est-ce qui t’a attiré, qu’est-ce qui t’a perturbé dans son écriture ?
Zsófia Molnár
Difficile de répondre à cette question parce que toute traduction est différente, toute traduction est attirante et toute traduction peut être perturbante. Ce qui m’a perturbé là, tout récemment, c’est pour la lecture de Big shoot que l’on vient d’écouter en hongrois, j’ai pris le soin de réviser ma traduction publiée et je me suis rendu compte que j’avais fait quelques « fautes ». C’est toujours comme ça. Ça a l’air d’être un petit truc facile et puis on se rend compte que le jeu de mots qu’on a essayé de rendre, il ne donne pas bien en hongrois, et un jour on trouve une meilleure expression pour traduire le jeu de mots de la langue source… En tout cas, c’est toujours un plaisir de travailler avec un auteur vivant, laxiste et confiant.
SC
Merci beaucoup, Sophie. Merci à l’Institut français de nous avoir accueillis, d’avoir permis cette invitation. Je remercie aussi Yazid Lakhouache sans qui rien de tout ceci n’aurait été possible. Et bien sûr, merci à vous, Koffi Kwahulé.
KK
Merci, Stéphane.
Source : Entretien avec Koffi Kwahulé – Association Européenne d’Études Francophones