Jean-Pierre Goudaillier : doctor et professor honoris causa

2022.05.07.
Jean-Pierre Goudaillier : doctor et professor honoris causa
Jean-Pierre Goudaillier, professeur émérite de linguistique à l’Université Paris Cité, qui entretient depuis de longues années d’étroites relations avec le Centre Interuniversitaire d’Études Françaises et le Département d’Études Françaises, a obtenu le titre de doctor et professor honoris causa de l’Université Eötvös Loránd (ELTE) de Budapest. Entretien de Dávid Szabó avec le linguiste de renommée internationale.

Comment es-tu devenu linguiste ?
Par un pur hasard ! En première année d’université je m’étais inscrit en langues, en langues germaniques pour être plus précis, allemand, anglais, néerlandais et danois. Il me restait à choisir deux U.V., deux Unités de Valeurs dans le jargon universitaire de l’époque, à savoir deux fois 1h ½ d’enseignement dans une dernière matière. Dans un couloir de la Sorbonne, au troisième étage de la partie du bâtiment dévolu aux langues j’ai lu une affiche au slogan bien simple ‘Si vous étudiez les langues, faites de la linguistique’. J’ai lu les arguments, ai été convaincu par ceux-ci et me suis inscrit aux U.V. de linguistique N1 : Linguistique générale I et N2 : Linguistique générale II. Au bas de l’affiche se trouvait la signature du professeur responsable de l’Institut de Linguistique de la Sorbonne : André Martinet. Quelques jours après j’ai suivi mes premiers cours de linguistique, enseignés par André Martinet lui-même dans l’Amphithéâtre Descartes de la Sorbonne. Ce fut une véritable découverte pour moi, une vocation, dirais-je même, la personnalité d’André Martinet eut un rôle prépondérant et dès la deuxième année universitaire je remplaçais l’anglais et le danois par la linguistique qui devint dès lors ma matière majeure. Licence, Maîtrise, D.E.A. (Diplôme d’études approfondies), Thèse de Doctorat de 3ème Cycle, Thèse d’État constituent mon cursus de linguistique et phonétique… puisque mes deux thèses sont de phonétique instrumentale. J’y présente des passerelles possibles avec la phonologie. Parallèlement à ces études de linguistique générale j’ai obtenu pour parfaire ma formation une licence de langue et civilisation néerlandaises, un certificat (niveau maîtrise) de linguistique comparée et un autre de linguistique comparée germanique. Les enseignements d’André Martinet, plus précisément ceux de phonologie et de phonologie comparée ont été fondamentaux pour faire de moi un linguiste.

Comment es-tu arrivé de la phonologie à l'argotologie ?
Une fois mes deux thèses obtenues ma recherche et mon enseignement ont été en phonologie et en phonétique instrumentale. Ma formation de linguiste généraliste, au cours de laquelle j’ai acquis les principes de l’analyse de corpus recueillis sur le terrain, m’a assez vite amené à la sociolinguistique que j’ai de plus en plus intégrée dans mes recherches et cours. En même temps mon intérêt pour les formes populaires du langage, surtout du français, m’a poussé à travailler sur le lexique et à ‘abandonner’ (entre guillemets) les éléments phoniques de la langue. Qui dit niveau populaire d’une part, lexique de l’autre, dit aussi formes non-standard de la langue, des langues. Dès lors les formes argotiques / populaires sont devenues incontournables pour mes travaux. À la fin des années 80 du siècle passé, un petit groupe d’enseignants / chercheurs, parmi lesquels je me trouvais, regroupés autour de Madame la Professeure Denise François-Geiger éprouvèrent le besoin de développer des recherches linguistiques à propos des argots en général, les argots du Monde, sans en oublier pour autant l’argot français, qui avait acquis ses lettres de noblesse, ne serait-ce qu’en littérature (romans populaires, romans policiers, romans noirs). C’est ainsi qu’en 1986 a été créé sous la direction de Denise François-Geiger le Centre de Recherches Argotologiques CARGO de l’U.F.R. de Linguistique Générale de l’Université Paris V.

Pourrais-tu évoquer en quelques phrases "les temps héroïques" du Centre d'argotologie ?
Regroupant une quinzaine de personnes au départ, des enseignants / chercheurs linguistes ‘argotologues’, mais aussi des ‘argotiers’ (locuteurs pratiquant l’argot) notoires, voire célèbres, tels Alphonse Boudard et Auguste le Breton, le Centre de Recherches Argotologiques CARGO n’est au départ associé ni à une structure scientifique inter-universitaire, ni au C.N.R.S.. Ce n’est qu’au début des années 1990 qu’il est dans un premier temps rattaché au Laboratoire de Linguistique Informatique (Gaston Gross) de l’Université Paris XIII avant de devenir sous ma responsabilité la sous-équipe PAVI (Productions Argotiques et Variations Interculturelles) de l’Équipe d’Accueil (E.A.) 1643 (3790) DYNALANG (Théorie linguistique et analyse de la dynamique des langages humains) que je crée et dirige à la Faculté des Sciences Humaines et Sociales de l’Université Paris V. Dès lors des travaux sont menés dans les domaines lexicographique et argotologique et consacrés aux formes non standard des langues, plus particulièrement du français contemporain des cités (FCC), ceci dans le cadre d’une argotologie générale, qui se situe entre la linguistique et la sociologie, et permettent de proposer les fondements d’une linguistique sociale urbaine traitant des usages périphériques non normés des langues. Dès lors l’argot est considéré d’un point de vue scientifique, linguistique en l’occurrence, et non pas seulement en tant qu’objet ‘littéraire’.

Pourrais-tu parler de ta relation avec la Hongrie et l'université ELTE ?
Les recherches argotologiques menées à l’Université Paris V, devenue dans l’intervalle l’Université René Descartes, sont progressivement connues, y compris hors de France, et les échanges de chercheurs et d’enseignants facilités par divers programmes de coopération et échange universitaire facilitent la diffusion des principes de l’analyse argotologique. C’est dans un tel cadre que Dávid Szabó a préparé sous la direction de Denise François-Geiger un D.E.A., qui a été suivi d’une thèse de doctorat de 3ème Cycle que j’ai dirigée, résultat de recherches à propos de l’argot des étudiants budapestois. Au fil des années les contacts entre Paris V et ELTE se sont renforcés et dès 1993 je suis venu enseigner à ELTE dans le cadre d’un programme d’enseignement qui déboucha par la suite sur un programme d’échange d’enseignants Erasmus. J’ai donné mes premiers cours au Département d’Études Françaises dans ses locaux situés à l’époque près de la station de métro Mexikói út, assez loin du centre-ville même. J’y ai alors rencontré la directrice du CIEF, Judit Karafiàth. Quelques temps plus tard j’ai fait la connaissance de Vilmos Bárdosi, directeur du Département, désormais logé dans les locaux de l’Université sis Múzeum körút 4. Les contacts ont été très fructueux et productifs et ont abouti à des directions communes de thèses (thèses en cotutelle), l’organisation de Colloques et des publications.

D'où venait l'idée des colloques d'argotologie, organisés le plus souvent en Europe centrale ?
Au départ l’idée de tels colloques a été lancée par Denise François-Geiger et en 1989 le premier Colloque d’Argotologie a été organisé à l’Université de Franche-Comté de Besançon. C’était un colloque franco-français. À cette occasion nous avons planté dans la cour du Rectorat, si mes souvenirs sont bons quant au lieu, l’arbre de la liberté langagière, qui n’était qu’un arbuste à l’époque et a bien grandi depuis. Le rideau de fer tombé j’ai décidé de développer un réseau d’enseignants / chercheurs francophones, linguistes en majorité, avec l’appui et des financements des centres culturels français de divers pays nouvellement sortis du bloc de l’Europe de l’Est. Des programmes d’échanges d’enseignants financés par Erasmus ont constitué aussi une aide précieuse. De ce fait des universités des pays de Visegrád, la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie et évidemment la Hongrie ont été introduites au fur et à mesure dans le réseau, à savoir par ordre alphabétique Brno, Budapest, Cravovie, Łódź, Prague, Varsovie pour ne citer que ces villes principales. Dans le même ordre d’idées des universités telles celles de Leipzig et Potsdam (ex-RDA), Ljubljana (Slovénie), etc. ont été incorporées dans le réseau, qui devient de ce fait représentatif en matière argotologique des recherches menées en Europe centrale, essentiellement dans des Chaires de romanistique et des Départements et /ou Instituts de français. De ce fait il est apparu évident que le meilleur moyen de fédérer ces divers lieux de recherche (et d’enseignement) était d’organiser périodiquement des colloques d’argotologie dans certaines de ces villes. ELTE a initié en 2005 une série de colloques qui ont accueilli par la suite à huit reprises nos collègues d’Europe centrale à Łódź (2008), Brno (2010), Leipzig (2011), Łódź (2013), Budapest (2014), Ljubljana (2016), Leipzig (2017) et Łódź (2018), soit un total de 9 colloques en 13 ans. Je rappellerai qu’en 2012, 2015 et 2019 les colloques d’argotologie se sont tenus à Innsbruck, Alicante et Paris respectivement, des collègues de ces universités faisant partie du groupe d’enseignants / chercheurs francophones impliqués dans des recherches relatives aux formes non standard, populaires et argotiques des langues.

Comment tu tchatches ! est sans doute ton œuvre la plus connue. Comment ce livre est-il né ?
De divers hasards et concours de circonstances : au cours des années 1990 j’ai produit quelques articles courts et présenté des conférences au sujet du parler des jeunes de cités, de banlieue. Début 1996, Jeanne Caussé (la femme de Gérard Caussé, l’altiste de renom), responsable de la Revue des 2 mondes, m’a téléphoné un vendredi matin pour me demander un article à ce sujet en précisant qu’il devait être illustré par de nombreux exemples. Elle me laissait jusqu’au mercredi de la semaine suivante pour lui fournir mon texte. J’ai relevé le défi. L’article est paru en mars 1996. En juin nous eûmes un long entretien :
- ‘Votre article a eu du succès auprès de nos lecteurs, vous devez faire un dictionnaire’.
- ‘Certes, j’ai mes fiches, mais il faut rédiger l’ensemble, lui donner une forme attrayante … et je n’ai pas d’éditeur’.
- ‘Je vais vous en présenter divers, vous choisirez’.
Ce qui fut le cas. L’éditeur choisi en la personne d’Alain Jauson des Éditions Maisonneuve et Larose je me mis à l’ouvrage. En mars 1997, Comment tu tchatches ! était né.

Tu es né en Algérie. Ce pays semble de plus en plus présent dans tes travaux...
C’est vrai ! Je suis né à Alger et comme tout enfant pied-noir je parlais lors de mes jeux avec les copains dans la rue, la cour de l’école le pataouète, la variété locale du français d’Afrique du Nord. Le brassage des langues en Algérie à l’époque coloniale, à savoir le français, l’arabe maghrébin et le berbère a été au départ de ma ‘vocation’ (toujours entre guillemets) de linguiste sans aucun doute. Dans les quartiers populaires d’Alger on parlait aussi un peu d’espagnol, d’italien, entre autres. Ce bouillon linguistique a bercé mon enfance et a résonné à mes oreilles par le biais du pataouète, qui me familiarisait avec diverses formes linguistiques, qui m’étaient au départ étrangères. Quand j’étais en colère, j’avais la rabia (mot bas-latin, avec le même sens, que l’on retrouve en espagnol et en italien), ma mère m’envoyait faire les petites courses chez le moutchou du coin de la rue, le marchand mozabite, un berbère qui venait du Mzab (Sahara septentrional) et quand je voulais dire que j’avais de la chance, je parlais de baraka, utilisant de ce fait un mot arabe. Je pense, cher Dávid, que ton constat de la présence de plus en plus évidente de l’Algérie dans mes travaux renvoie, entre autres, à la communication que j’ai présentée ici-même en juin 2019 à propos des mots pataouètes dans l’œuvre d’Albert Camus.

Pourrais-tu évoquer tes travaux et projets actuels ?
Mes projets actuels sont la suite logique de ce qui a déjà été dit au cours de cet entretien : tout d’abord une nouvelle édition à plus ou moins brève échéance de Comment tu tchatches !, version augmentée de la dernière datant de 2019. Par ailleurs la poursuite de mes travaux relatifs à la langue, l’argot des poilus (Guerre 14-18), couplés à des recherches portant sur les mots de la guerre franco-prussienne de 1870-1871, pourrait donner lieu à la publication d’un ouvrage. Le pataouète va demeurer un pôle d’intérêt pour moi avec des recherches portant sur l’utilisation en littérature par divers auteurs, dont Albert Camus, de termes issus de ce parler. Peut-être un autre projet de publication à la clé.

Je te remercie d’avoir répondu à mes questions.

Propos recueillis par Dávid Szabó